Le Conseil constitutionnel a été saisi le 30 novembre 2015 par le Conseil d'État (décision n° 392473 du même jour), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité posée pour Mme Josette B.-M., par la SCP Jérôme Rousseau et Guillaume Tapie, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de « l'article 9 de la loi du 16 juillet 1987 relative au règlement de l'indemnisation des rapatriés, en tant qu'il a été modifié par le I de l'article 52 de la loi du 18 décembre 2013 et du II du même article 52 », enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2015-522 QPC.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Vu la Constitution ;
Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Vu la loi n° 87-549 du 16 juillet 1987 relative au règlement de l'indemnisation des rapatriés ;
Vu la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale ;
Vu la décision du Conseil constitutionnel n° 2010-93 QPC du 4 février 2011 ;
Vu la décision du Conseil constitutionnel n° 2015-504/505 QPC du 4 décembre 2015 ;
Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 22 décembre 2015 ;
Vu les observations produites pour la requérante par la SCP Jérôme Rousseau et Guillaume Tapie, enregistrées le 6 janvier 2016 ;
Vu les pièces produites et jointes au dossier ;
M. Thierry-Xavier Girardot, désigné par le Premier ministre, ayant été entendu à l'audience publique du 11 février 2016 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant qu'aux termes de l'article 9 de la loi du 16 juillet 1987 susvisée, dans sa rédaction issue de la loi du 18 décembre 2013 susvisée : « Une allocation de 60 000 F est versée, à raison de 25 000 F en 1989 et 1990, et de 10 000 F en 1991, aux anciens harkis, moghaznis et personnels des diverses formations supplétives de statut civil de droit local ayant servi en Algérie, qui ont fixé leur domicile en France.
« En cas de décès de l'intéressé, l'allocation est versée sous les mêmes conditions au conjoint survivant.
« À défaut de conjoint survivant, l'allocation est versée à parts égales aux enfants lorsqu'ils ont fixé leur domicile en France.
« La date limite pour demander l'allocation prévue au présent article est fixée au 31 décembre 1997 » ;
2. Considérant que le paragraphe I de l'article 52 de la loi du 18 décembre 2013 a inséré au premier alinéa de l'article 9 précité les mots « de statut civil de droit local » ; qu'aux termes du paragraphe II de l'article 52 de la loi du 18 décembre 2013 : « Les dispositions du I sont applicables aux demandes d'allocation de reconnaissance présentées avant leur entrée en vigueur qui n'ont pas donné lieu à une décision de justice passée en force de chose jugée » ;
3. Considérant que, selon la requérante, en interdisant aux anciens harkis, moghaznis et personnels des diverses formations supplétives ayant servi en Algérie qui ont fixé leur domicile en France de pouvoir prétendre à l'attribution de l'allocation de reconnaissance dès lors qu'ils n'avaient pas le statut civil de droit local, les dispositions contestées de l'article 9 de la loi du 16 juillet 1987 méconnaissent l'autorité de la chose jugée attachée à une décision du Conseil constitutionnel et le principe d'égalité devant la loi ; que, par ailleurs, les dispositions du paragraphe II de l'article 52 de la loi du 18 décembre 2013 méconnaîtraient la garantie des droits protégée par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et le principe d'égalité devant la loi ;
4. Considérant que la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « de statut civil de droit local » figurant au premier alinéa de l'article 9 de la loi du 16 juillet 1987 et sur le paragraphe II de l'article 52 de la loi du 18 décembre 2013 ;
- SUR LES DISPOSITIONS CONTESTÉES DE L'ARTICLE 9 DE LA LOI DU 16 JUILLET 1987 :
5. Considérant qu'il résulte de la combinaison des articles 23-2 et 23-4 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée que peut être renvoyée au Conseil constitutionnel une disposition qui n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;
6. Considérant que, le Conseil constitutionnel a spécialement examiné les mots « de statut civil de droit local » figurant au premier alinéa de l'article 9 de la loi du 16 juillet 1987 dans les considérants 5 à 16 de sa décision du 4 décembre 2015 susvisée et qu'il les a déclarés conformes à la Constitution ; que, par suite il n'y a pas lieu d'examiner la question prioritaire de constitutionnalité portant sur ces dispositions ;
- SUR LE PARAGRAPHE II DE L'ARTICLE 52 DE LA LOI DU 18 DÉCEMBRE 2013 :
7. Considérant que la requérante soutient que les dispositions du paragraphe II de l'article 52 de la loi du 18 décembre 2013, qui prévoient une application rétroactive de dispositions législatives, méconnaissent l'article 16 de la Déclaration de 1789 dès lors qu'elles ne sont pas justifiées par un motif impérieux d'intérêt général ; que ces dispositions violeraient également le principe d'égalité devant la loi dès lors qu'elles instaureraient une différence de traitement injustifiée entre les personnes ayant présenté une demande d'allocation de reconnaissance ayant donné lieu à une décision de justice passée en force de chose jugée à la date d'entrée en vigueur de la loi du 18 décembre 2013 et les autres ;
8. Considérant qu'aux termes de l'article 16 de la Déclaration de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution » ; qu'il résulte de cette disposition que si le législateur peut modifier rétroactivement une règle de droit ou valider un acte administratif ou de droit privé, c'est à la condition que cette modification ou cette validation respecte tant les décisions de justice ayant force de chose jugée que le principe de non-rétroactivité des peines et des sanctions et que l'atteinte aux droits des personnes résultant de cette modification ou de cette validation soit justifiée par un motif impérieux d'intérêt général ; qu'en outre, l'acte modifié ou validé ne doit méconnaître aucune règle, ni aucun principe de valeur constitutionnelle, sauf à ce que le motif impérieux d'intérêt général soit lui-même de valeur constitutionnelle ; qu'enfin, la portée de la modification ou de la validation doit être strictement définie ;
9. Considérant qu'en vertu du premier alinéa de l'article 9 de la loi du 16 juillet 1987 dans sa rédaction antérieure à la loi du 18 décembre 2013, peuvent bénéficier des allocations et rentes de reconnaissance, les anciens harkis, moghaznis et personnels des formations supplétives ayant servi en Algérie ; qu'en vertu de ce même alinéa dans sa rédaction résultant du paragraphe I de l'article 52 de la loi du 18 décembre 2013, peuvent uniquement bénéficier des allocations et rentes de reconnaissance les anciens harkis, moghaznis et personnels des formations supplétives ayant servi en Algérie relevant du statut civil de droit local ; que ces dispositions de la loi du 18 décembre 2013 ont pour effet d'exclure du bénéfice de ces allocations et rentes les anciens harkis, moghaznis et personnels des formations supplétives ayant servi en Algérie relevant du statut civil de droit commun ; qu'en prévoyant l'application de ces dispositions aux demandes d'allocation de reconnaissance présentées avant l'entrée en vigueur de la loi du 18 décembre 2013, qui n'ont pas donné lieu à une décision de justice passée en force de chose jugée, le paragraphe II de l'article 52 a pour objet de valider, de façon rétroactive, les décisions de refus opposées par l'administration aux demandes d'allocations et de rentes formées par les anciens harkis, moghaznis et personnels des formations supplétives relevant du statut civil de droit commun ;
10. Considérant qu'il résulte des travaux parlementaires qu'en adoptant les dispositions contestées, le législateur a entendu, à la suite de la décision du Conseil constitutionnel du 4 février 2011 susvisée, réserver aux seuls anciens harkis, moghaznis et personnels des formations supplétives ayant servi en Algérie, qui ont connu des difficultés particulières d'insertion après leur arrivée sur le territoire national, le dispositif d'indemnisation qu'il avait institué et qui privait de son bénéfice, à l'origine, entre autres, les anciens harkis, moghaznis et personnels des formations supplétives de statut civil de droit commun ; qu'il a également entendu prévenir les conséquences financières de l'octroi d'allocations de reconnaissance à ces derniers ;
11. Considérant, toutefois, que les dispositions législatives ouvrant un droit à allocation de reconnaissance aux anciens harkis, moghaznis et personnels des formations supplétives ayant servi en Algérie relevant du statut civil de droit commun sont restées en vigueur plus de trente-quatre mois ; que les dispositions contestées ont pour effet d'entraîner l'extinction totale de ce droit, y compris pour les personnes ayant engagé une procédure administrative ou contentieuse en ce sens à la date de leur entrée en vigueur ; que l'existence d'un enjeu financier important pour les finances publiques lié à ces dispositions n'est pas démontrée ; que, par suite, la volonté du législateur de rétablir un dispositif d'indemnisation correspondant pour partie à son intention initiale ne constitue pas en l'espèce un motif impérieux d'intérêt général justifiant l'atteinte au droit des personnes qui avaient engagé une procédure administrative ou contentieuse avant cette date ; que, sans qu'il soit besoin d'examiner l'autre grief, le paragraphe II de l'article 52 de la loi du 18 décembre 2013 doit être déclaré contraire à la Constitution ;
12. Considérant qu'aux termes du deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause » ; que, si, en principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration ;
13. Considérant que la déclaration d'inconstitutionnalité du paragraphe II de l'article 52 de la loi du 18 décembre 2013 prend effet à compter de la date de la publication de la présente décision ; qu'elle peut être invoquée dans toutes les instances introduites à cette date et non jugées définitivement,
D É C I D E :
Article 1er. - Le paragraphe II de l'article 52 de la loi du 18 décembre 2013 est contraire à la Constitution.
Article 2. - La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er prend effet à compter de la publication de la présente décision dans les conditions fixées par son considérant 13.
Article 3. - Il n'y a pas lieu de statuer sur la question prioritaire de constitutionnalité portant sur les mots « de statut civil de droit local » figurant au premier alinéa de l'article 9 de la loi n° 87-549 du 16 juillet 1987 relative au règlement de l'indemnisation des rapatriés.
Article 4. - La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 18 février 2016, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Guy CANIVET, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN et Mme Nicole MAESTRACCI.
Rendu public le 19 février 2016.